Alebrijes

un mot né du rêve

Avec le mois d’octobre qui arrive doucement, je ne résiste pas à l’envie d’évoquer les alebrijes, ces créatures fantastiques venues du Mexique. Leur histoire est récente puisqu’elles naissent en 1936, dans le rêve fiévreux de l’artisan Pedro Linares.
 Il y voit une forêt peuplée de dragons ailés, d’ânes cornus, de félins aux ailes d’aigle, tous répétant un mot étrange : “alebrijes”. Un mot inexistant, mais qui porte déjà en lui l’idée d’hybridation et d’entre-mondes.


À son réveil, Linares leur donne corps en carton, papier maché et peinture — transformant ainsi le souffle d’un rêve en matière tangible et figures colorées.


Ce qui me surprend le plus, c’est à quel point ce mot-rêve et ces créatures, né du délire d’un malade, semblent avoir trouvé leur place dans l’imaginaire collectif comme s’ils avaient toujours existé, comme s’ils n’attendaient que d’être révélés.

Des guides entre visible et invisible

Dans la cosmogonie mésoaméricaine, chaque être humain est lié à un animal-guide — tonal ou nahualprotecteur, transmetteur de force et parfois psychopompe. Avec leur côté hybride et flamboyant, ces nouvelles créatures s’inscrivent comme une réinvention moderne de ces compagnons spirituels et prennent rapidement leur place dans les traditions, notamment lors du Día de los Muertos.


Moitié terrestres, moitié fantastiques, les alebrijes apparaissent comme des passeurs entre le monde des vivants et celui des morts, héritiers de figures mythologiques comme Xólotl, le dieu-chien qui guidait les âmes vers le Mictlán (l’outre-monde).
✨ Leur irruption est presque magique : créés par hasard, ils révèlent une vérité plus ancienne, comme si le rêve de Linares avait puisé dans une mémoire souterraine.

Le langage visuel comme incantation

Leur esthétique — couleurs vives, motifs répétitifs, contrastes intenses — rappelle les visions chamaniques où l’invisible se révèle dans l’éclat. Chaque alebrije devient alors une incantation visuelle, une forme hypnotique qui ouvre les portes d’un espace intérieur.


Dans leur exubérance, ils rappellent la puissance du graphisme : la capacité d’un signe à devenir sortilège, d’un motif à guider l’œil comme une prière guidant l’âme.

Le design comme psychopompe

Nés d’un rêve puis rapidement rattachés à des croyances anciennes, les alebrijes ne sont aujourd’hui plus de simples objets artisanaux : ils sont devenus des psychopompes contemporains.

À l’inverse du schéma classique où le graphisme accompagne une croyance déjà existante, ici c’est l’artisanat et le design qui sont à l’origine d’un nouveau rituel. C’est un retournement presque mystique : le rêve invente un mot, le mot invente une forme, et la forme invente un rite.

Cette évidence confirme le rôle du graphisme dans nos passages de vie : inventer des signes pour accompagner, donner forme aux seuils, relier les vivants à leurs mémoires et à leurs commencements.

Un art de passage

Comme l’alebrije, le design peut être compagnon et guide. Non pas simple décor, mais présence magique et protectrice, capable de relier les mondes.

Inventer des signes pour accompagner les vivants : c’est là toute la puissance d’un graphisme qui se pense non comme ornement, mais comme rituel de passage.

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